Plaisirs et Gratifications
En 1998, Martin Seligman est le premier chercheur en psychologie à avoir utilisé le terme de psychologie positive. Il s'agissait alors de se démarquer de la pratique de la psychologie qui s'est pendant des siècles uniquement attachée aux traitements des dysfonctionnements. La psychologie positive traite des conditions qui nous permettent d'être optimistes, résilients et tout simplement heureux.
C'est le thème principal de son livre fondateur Authentic Happiness (je n'ai pas trouvé de version en français, mais elle existe peut-être sous un autre nom). J'avais des souvenirs vagues de ma première lecture il y a une dizaine d'années, mais l'impression d'un livre intéressant m'était restée. Je viens de le relire et je confirme cette impression.
La première partie est tout simplement passionnante, car elle met en lumière des concepts universels sur le sujet du bonheur. Un site accompagne le livre pour faire ses propres tests et analyses. La seconde partie est une mise en pratique dans trois domaines : le travail, le mariage (oui, c'est bien le mot utilisé, un aspect traditionaliste américain qui parfois transparaît un peu trop à mon goût dans le livre) et les enfants. À l'exception du chapitre sur le travail, les deux derniers m'ont paru superflus et je les ai simplement survolés.
Revenons sur la première partie et sur un concept fondamental de la perception du bonheur dans le présent. Le livre traite également de la perception que l'on peut avoir des évènements passés ou du futur que l'on imagine, mais c'est un autre sujet. Le bonheur dans le présent consiste en deux choses très différentes : les plaisirs et les gratifications. À noter que j'utilise ici le mot gratification en traduction directe du même mot en anglais, mais il y a certainement un mot français plus approprié.
Plaisirs
Les plaisirs peuvent être définis par des caractéristiques communes :
- Ils ont une composante émotionnelle et sensorielle forte. C'est ce que les philosophes appellent sensations brutes.
- Ils ne durent pas dans le temps.
- Ils demandent généralement peu de réflexion.
- Nous consommons ses plaisirs, nous en sommes rarement les acteurs.
- Nous les identifions facilement, nous les trouvons facilement et nous les recherchons facilement.
- Les plaisirs peuvent être intensifiés.
Il faut également noter leur caractère d'accoutumance. Un même plaisir trop fréquent nous amènera à une forme d'habitude qui nécessitera d'en augmenter l'intensité pour ressentir la même puissance d'effet.
Gratifications
Les gratifications sont plus difficiles à identifier :
- Ce sont généralement des activités que nous n'aimons pas faire.
- Elles ne sont généralement pas accompagnées de sensations brutes. Il n'y a pas réellement d'émotion attachée à ces activités.
- Elles sont souvent difficiles à décrire.
- Les gratifications ne peuvent pas être intensifiées.
Ce type d'activité a été décrit en détail par Mihaly Csikszentmihalyi dans son livre Vivre : La psychologie du bonheur (lecture chaudement recommandée) sous le nom de flow. C'est en interrogeant des centaines de personnes que Mihaly Csikszentmihalyi a établi la liste des 8 composantes qui définissent l'état de flow :
- La tâche est difficile et requiert des compétences.
- Nous sommes concentrés.
- Il y a des objectifs définis, nous faisons quelque chose.
- Nous avons un feed-back immédiat.
- Nous avons une implication forte, mais sans effort.
- Il y a un grand sens du contrôle de ce que l'on est en train de faire.
- La conscience de soi-même s'efface.
- Le temps s'arrête.
Je pense que vous identifiez aisément le type d'activité dont on parle ici : écrire, composer de la musique, faire du jardinage, tricoter, apprendre quelque chose, participer à une épreuve sportive…
La vie agréable ou la belle vie
Quand nous sommes dans les plaisirs que nous ne faisons que consommer, il y a très peu d'investissement personnel, rien n'est accumulé ni capitalisé. Il s'agit simplement d'un apport physiologique. À l'inverse, les gratifications par le flow nous apportent psychologiquement.
On peut ainsi comprendre que les plaisirs et les gratifications auront un effet différent sur notre niveau de bonheur. Alors que les plaisirs nous apportent un bonheur intense, mais passager, les gratifications construisent notre bonheur à plus long terme. En effet, les gratifications par leur nature même de perte de conscience nous permettent de nous échapper de nos ruminations et de nos sensations négatives (la douleur par exemple). C'est un puissant remède contre la dépression.
Il est donc important d'apporter régulièrement des gratifications dans notre quotidien, car même en ayant la connaissance de leurs bienfaits, il sera toujours plus simple de choisir les plaisirs, regarder une série plutôt que jardiner.
En réalité, la question n'est pas de savoir s'il faut abandonner les plaisirs pour ne rechercher que les gratifications. Il faut simplement veiller à l’équilibre et donc savoir les reconnaître. La difficulté supplémentaire vient du fait que le mot plaisir est souvent utilisé indifféremment. J'ai pris du plaisir à manger du chocolat, j'ai pris du plaisir à écrire cet article.
Il y a 2500 ans, Aristote posait la question de ce qu'était une belle vie. C'est bien à cette question que l'on répond ici en faisant la distinction. Alors que les plaisirs nous permettent d'avoir une vie agréable, les gratifications nous amènent vers une vie belle et pleine.
Pourquoi vous parler de cela ?
Cette notion est tombée sous mes yeux au bon moment. Je vous avais parlé dans un de mes derniers articles, Procrastinations, de ma volonté de mieux comprendre ce qui me motive et ce qui affecte mon humeur. J'ai mis en place un suivi depuis plusieurs semaines que j'ai modifié assez profondément au fil du temps ; soit parce que je me rendais compte que certaines activités ne méritaient pas d'être suivies, soit parce que j'avais du mal à les classer, mais surtout parce que je ne faisais pas une véritable séparation entre activités et émotions. Avec la différenciation des plaisirs et des gratifications, j'ai pu clairement établir des listes séparées me permettant de suivre chacune des catégories. La nature des émotions ressenties est enregistrée à part, la corrélation entre activités et émotions sera plus aisée.
Voici un extrait de mes deux listes.
- Plaisirs : regarder la TV ou YouTube, surfer sur le web, consulter les réseaux sociaux, manger, écouter de la musique…
- Gratifications : apprendre, mettre en place des systèmes, consommer du contenu inspirant, créer du contenu, écrire, faire de la photo, méditer, fabriquer quelque chose…
Vous l'aurez compris, je vous invite à lire le livre de Martin Seligman. Les plaisirs et gratifications ne sont qu'un des nombreux concepts abordés. Le livre est éclairant sur ce qu'est le bonheur authentique, le titre n'est pas usurpé.