Les espaces liminaux

Anne-Laure Le Cunff était l'invitée du numéro 957 du podcast de Chris Williamson, Modern Wisdom. Une interview qui m'a permis de retrouver les grands thèmes des articles du blog d’Anne-Laure, Nesslabs, et surtout de son livre Tiny Experiments. Terminé il y a quelques semaines, c'est un livre qui m'a suffisamment inspiré pour que je passe à l'action et mette en pratique son idée principale, les petites expérimentations. Ce texte est un des produits de cette expérimentation dont j'achève la troisième semaine : je m'engage à alimenter mes brouillons de contenu 10 minutes chaque jour pendant 4 semaines.
Dans la conversation, une partie est consacrée à un concept que je découvre, les espaces liminaux (ou liminaires selon les dictionnaires). Anne-Laure avait déjà évoqué cette idée sur son blog dans Liminal Creativity.
Que sont les espaces liminaux ? Ce sont des endroits ou des moments dans lesquels nous sommes entre deux états ou deux positions, des espaces de transition. On peut donner quelques exemples temporels : un étudiant qui vient de terminer son cursus mais n'est pas encore entré dans la vie active, un couple qui vient de se rencontrer mais n'est pas encore vraiment un couple. Cela peut aussi être des moments bien plus courts, comme les attentes de quelques minutes dans une file ou sur le quai d'une gare. Le concept s'applique évidemment également aux lieux : un hall d’aéroport, une salle d’attente, le trajet en transport en commun vers son travail ou simplement le trajet que l’on peut faire dans les couloirs de son entreprise entre deux réunions. Nous ne sommes plus dans notre lieu de départ mais encore en mouvement vers une destination. Par extension, cela peut également s’appliquer à des sociétés ou cultures toutes entières, un pays sortant de la guerre est dans une période intermédiaire où le futur stable du pays n’est pas encore établi et tout reste à construire. Si vous voulez en savoir plus sur ce concept, cet essai tente de le définir plus précisément.
Les espaces liminaux sont à la fois des espaces de risque et d’opportunités.
Ce sont des espaces de risque, car ils rompent avec la routine, le quotidien, le connu. En cela, ce sont des zones d'inconfort. L'humain, par sa nature animale, déteste les zones d'inconfort perçues comme des dangers. Le premier réflexe est donc la fuite. Il faut s'en extraire le plus rapidement possible. Quand cela est possible, on peut essayer d'abréger ces moments mais ce n'est pas toujours possible. La solution réside alors à s'en extraire par l'effacement du moment. C'est ce que nous faisons quand nous nous plongeons dans notre téléphone pour scroller les réseaux pendant notre trajet en transport en commun. L'espace liminal, perçu comme du temps perdu, doit être effacé en occupant notre esprit par autre chose.
Mais essayer de lutter contre cet inconfort peut créer encore plus de tension et d'incertitude, nous faisant entrer dans un cercle d'activation du stress qui nous pousse à éviter au maximum ces moments. D’autant plus que, dans la plupart des cas, ces espaces liminaux sont inévitables, on ne les choisit pas .
Cette fuite n'est pas la seule solution. On peut aussi voir les espaces liminaux comme des endroits ou des moments d'opportunité. Les espaces liminaux ont l'intérêt de n'être ni leur origine ni leur destination, une position idéale pour en faire des moments dans lesquels nous pouvons nous extraire du quotidien que nous quittons alors que nous ne sommes pas encore préoccupés par les activités de notre destination. En faire des opportunités nécessite de savoir les reconnaître. J'ai donné quelques exemples plus haut, mais je suis certain qu'en y mettant l'attention suffisante, vous en trouverez de nombreux dans votre quotidien.
Ayant conscience de ces moments perdus, autant les remplir de façon délibérée avec des activités qui, justement, bénéficient du fait d’être extraites du monde : penser, écrire, créer. Je cite des activités créatives mais, en réalité, tout type d'activité peut devenir candidat à occuper les espaces liminaux. Cela peut être tout simplement des tâches que vous procrastinez : trier ses photos, revoir et classer ses notes.
Les espaces liminaux ont une autre caractéristique intéressante qui justifie d'y voir des opportunités : ils réunissent les conditions pour entrer en état de flow, un lieu neutre dénué de sollicitations ou l'attention peut être focalisée sur une tâche. Certaines personnes qui sont parvenues à en faire de réels espaces productifs réussissent même à les rechercher, voire les provoquer.
Le trajet en transports en commun vers mon lieu de travail et le retour au domicile est un espace liminal que j'essaie de mettre à profit. Je ne dis pas que je parviens toujours à m'extraire de mon téléphone mais c'est un moment qui m'a permis de mettre en place une routine : écrire dans mon journal, enregistrer mes émotions et, depuis quelques jours écrire pour ce blog dans le cadre de mon Tiny Experiment.
Le développement de ce concept par Anne-Laure m'a fait penser à la conversion entre Gregory et Jérémy dans leur troisième épisode du podcast Slow is Beautiful: Retraite créative et temps pour soi. Ils parlent de la nécessité de s'extraire pour se ressourcer : s'extraire dans la nature, quelques heures ou quelques jours. Les retraites sont clairement des espaces liminaux : on quitte la routine du quotidien mais on ne sait pas encore ce qui va émerger de cette retraite. Il n'est pas toujours possible de prendre ce temps pour soi. Certaines pourraient même y trouver de la culpabilité, l'impression de perdre son temps, de se déconnecter socialement, de se sentir égoïste de s'occuper de soi. Les petits espaces liminaux du quotidien peuvent alors paraître plus accessibles. Ils peuvent jouer ce rôle de mini-retraites. Il suffit de les repérer et surtout de ne pas les gaspiller.
Chacun doit trouver sa propre formule. Et vous, quels sont les espaces liminaux que vous pourriez mettre à profit ?