Royale correspondance
Recevoir une lettre manuscrite est devenue une chose rare. En voyant dans ma boite une enveloppe de parchemin scellée par un cachet, la surprise a été totale. Est-ce une farce ? Non, c’est le Château de Versailles qui m’écrit.
« Cher eiffair,
Si je prends la plume aujourd’hui, c’est que je m’inquiète pour vous. Je vous ai vu errer plusieurs fois dans mes couloirs. A cela rien d’anormal, mais il semble que d’autres châteaux de mes connaissances vous aient également aperçu en leur sein. Bien que nos échanges châtelains soient épisodiques (songez que certains de mes aïeux n’ont pas encore découvert la poste à cheval), nous nous interrogeons sur votre comportement. J’ai bien peur qu’il soit lié à une curieuse manie que j’observe depuis quelques années sur mes visiteurs. Ah, j’en avais vu pourtant dans les fêtes somptueuses et débridées de mon Louis. Mais après l’abandon, ma transformation en musée et l’arrivée de nouveaux visiteurs, je vais de surprise en surprises. Il me paraissent tous plus étranges : ils s’habillent bizarrement et sont très impolis. Ils parlent fort dans de petites machines carrées et leur répondent comme si elles étaient douées de parole. D’ailleurs la plupart utilisent leur petite machine carrée ou des plus grosses muni d’une lentille pour une activité étonnante. Ils pointent cet appareil dans toutes les directions en appuyant frénétiquement sur un bouton sans pour autant qu’il ne se passe quoi que ce soit que l’on puisse remarquer. Ces drôles de machines semblent comme greffées à mes visiteurs. Certains passant le plus clair de la visite à pointer leur lentille dans tous les angles de mes pièces, ce qui est assez vexant vous en conviendrez. Ne feraient-ils pas mieux de m’admirer plutôt que leur machine ?
Le château de Chambord, ce prétentieux qui a toujours réponse à tout, m’a indiqué qu’il s’agissait d’un appareil pour faire des photographies, des sortes de peintures réelles que l’on peut reproduire à l’infini. Ca me plait bien. C’est donc cela que vous faites tous en parcourant mes couloirs. Mais pourquoi faîtes vous cela ? Par exemple, prenez le 3ème lustre en entrant dans la galerie des glaces. J’ai bien compté : il a été pris en photo 124 857 fois depuis que je vois ces petites machines à images. Si la photographie se veut une discipline artistique (si j’ai bien compris qu’elle se rapprochait en cela de la peinture), comment est-il possible de peindre 124 857 fois le même sujet et prétendre faire 124 857 images intéressantes ? Et ensuite, mais que faîtes-vous de toutes ces photos ? Peut-être vous les montrez-vous en famille ou entre amis. Si c’est cela, je vous plains bien et vous promets de ne plus me lamenter de n’être plus qu’un château-musée. J’espère que je me trompe et j’arrive pour cela au but ultime de ma missive : pouvez -vous me dire ce que vous faîtes de toutes ces photos de château ? Vous ont-elles été d’une quelconque utilité ? Et dans le cas improbable où ces photos ne seraient d’aucune utilité ou intérêt artistique : Pourquoi les gens continuent-ils à prendre des milliers de photos dans les chateaux ?
Je vous saurais gré de prendre le temps de me répondre car j’aimerais bien clouer le bec une bonne fois pour toutes à ce pompeux Chambord qui atteste que c’est pour lui rendre gloire que vous faîtes tout cela.
Votre bien dévoué visité,
Le château de Versailles. »
Pour autant qu’elle paraisse étrange, cette lettre ne pouvait rester sans réponse.
« Cher Château de Versailles,
J’ai été bien surpris de recevoir une lettre de la part d’un château et j’en viens à me demander parfois si je ne suis pas frappé d’un grain de folie. (Note pour moi : il faudra que je demande l’avis aux visiteurs de mon blog). Néanmoins je vous en remercie car j’avais moi-même ces interrogations et votre intuition ne vous trompe pas.
Hélas, comme beaucoup de vos visiteurs, je suis souvent pris de cette frénésie photographique. Je me suis aperçu (vos échanges en témoignent) que je reproduis cela dans tous les châteaux que je visite, car j’aime vous visiter. De retour à la maison, les centaines de photos que j’ai prises finissent par dormir sur mon disque dur (je vous écrirai plus tard pour vous expliquer ce qu’est un disque dur car cela risque d’être un peu long et compliqué). Ces photos ont rarement une valeur artistique et je ne les utilise même pas pour les montrer à mes amis. Elles s’accumulent sans que je leur trouve une quelconque utilité. Aussi, pour vous faire plaisir, j’ai décidé d’en ressortir quelques unes pour vous les présenter. Passez-les à vos collègues et amis Châteaux de France et d’ailleurs. Je pense qu’ils seront heureux d’avoir leur portrait.
Quand à votre « ami » Chambord, il a tort. La plupart des visiteurs l’oublient dès qu’ils l’ont quitté et ne regardent plus les photos prises pendant sa visite. C’est juste un réflex pavlovien : visiter un site historique entraîne les gens à photographier. Ils pensent qu’ils peuvent ainsi fixer leurs souvenirs et faire de belles images qui serviront plus tard. Mais comme les miennes, ces photos sont souvent inintéressantes et finissent par être oubliées.
Je vous dis à bientôt mon cher Château de Versailles et vous remercie chaleureusement d’avoir éveillé mon esprit : je vous promet à la prochaine visite, de seulement vous admirer et de ne point abuser inutilement de ma machine à images. Je le promets.
Amicalement,
eiffair
Post Scriptum : tant qu’on y est, et pour vous aider à rabattre le caquet de cet arrogant Chambord, sachez que j’ai été fort désappointé en le visitant de voir une si jolie robe cacher des dessous aussi miteux. »